Mai 2023 : 75 ans depuis la fondation d’Israël. Le test de la sonnerie

Denis Kosseim

On 13/05/2023
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Depuis plus de vingt ans, nous organisons des vigiles hebdomadaires en solidarité avec la Palestine et rencontrons les gens où ils sont pour leur en parler. Les vigiles se tiennent devant des écoles et universités, stations de métro, boutiques et durant des fêtes de rue et de quartier… Jusqu’à présent, plus de 500 000 dépliants ont été distribués aux passants!

Pour nous appuyer, vous pouvez devenir membres, participer aux vigiles, faire un don ou toutes ces options en même temps. Nous avons hâte de travailler avec vous!

Après la Seconde Guerre mondiale, le mot d’ordre était : « Plus jamais! ». Plus jamais de guerres mondiales! Plus jamais de génocides! Désormais, on vise la paix et la sécurité internationale: le droit international sert dès lors de référent pour réguler les rapports entre États. L’O.N.U., créée en 1945, adopte la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Les États, représentés à l’Assemblée générale de l’O.N.U., peuvent soumettre à la Cour internationale de justice leurs conflits juridiques, et l’Assemblée générale peut obtenir de la Cour un avis juridique sur toute question litigieuse. Le Conseil de sécurité de l’O.N.U. est responsable du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Il y aura certes des guerres, mais tout est mis en œuvre pour assurer qu’il n’y ait plus jamais de guerres mondiales.

Dans la foulée de la création de l’O.N.U., David Ben Gourion déclara, le 14 mai 1948, l’indépendance de l’État d’Israël. À l’époque, la création d’Israël est vue comme une réponse souhaitable à la question juive, c’est-à-dire à l’incurie ou au refus des États-nations d’Europe à intégrer les Européens juifs[1] vivant sur le territoire national. En raison de la difficile accession à la citoyenneté nationale pour ces groupes minoritaires, l’antisémitisme s’est développé au sein de la majorité nationale de chaque État-nation, produisant l’affaire Dreyfus en France et de nombreux pogroms en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Roumanie et dans les Balkans. En Allemagne, l’antisémitisme mena à l’Holocauste…

La création d’Israël devait régler définitivement la question juive, et un consensus international prit forme après la Seconde Guerre mondiale. Une date clé de ce consensus fut le 29 novembre 1947. Ce jour-là, l’Assemblée générale de l’O.N.U. adopta la Résolution 181, le Plan de partage de la Palestine. Ce plan partitionna la Palestine en deux États[2], l’un juif, et l’autre arabe.

Depuis l’adoption de R-181, questionner cette solution fait sourciller. En effet, peut-on raisonnablement s’opposer au partage? Peut-on raisonnablement s’opposer au bon voisinage, celui de l’État juif d’Israël et de l’État arabe de Palestine? Questionner la partition, c’est assimilable à la déraison, à un grave manque de sensibilité, voire même une preuve d’antisémitisme…

Mais la légitimité internationale de la solution des deux États et son aura de compromis raisonnable résistent-ils à l’examen rationnel ? Pour répondre à cette question, faisons le test de la sonnerie. Pour ce faire, une mise en situation…

Joseph est chez lui. Il entend la sonnerie. « Bonjour », dit-il en ouvrant la porte. Le sonneur lui dit qu’il y a deux siècles, sa famille habitait la maison. De ce fait, la maison n’appartient pas véritablement aux résidents, explique-t-il : « Les résidents pourront, s’ils le souhaitent, continuer à vivre dans la maison dans certaines pièces. » Joseph sourit poliment, remercie le sonneur pour sa visite et récite les salutations d’usage en fermant la porte. « Mais quelle logique biscornue! » se dit Joseph, qui retourne à ses occupations…   Le lendemain, le même homme sonne, mais cette fois-ci, il est accompagné d’un policier. Ce dernier explique à Joseph qu’en vertu des droits du sonneur tels qu’établis par vote majoritaire au Conseil municipal, la maison sera désormais partagée. « La majorité des pièces de cette maison appartiennent [au sonneur], explique le policier. Vous pouvez continuer à vivre dans la maison, mais il vous faudra respecter la répartition des pièces dûment établie. » Joseph est médusé; il se ressaisit et explique au policier qu’il est le propriétaire en règle de la maison, et qu’il n’a aucune obligation de partager sa maison avec qui que ce soit. Le policier explique qu’il devra recourir à la force si Joseph ne se conforme pas à la décision du Conseil municipal. Joseph conteste encore une fois sa dépossession, mais réalise que c’est peine perdue: il entre, prostré, dans une pièce autorisée. « Mes voisins me connaissent bien, se dit Joseph. Ils m’aideront sûrement. » Effectivement, les voisins intercèdent auprès du sonneur, mais ils finissent par se résigner. Joseph téléphone au ministère des Affaires municipales, mais ses démarches sont vaines : le partage de la maison par le Conseil municipal est jugé légal par le Ministère. En espérant qu’une instance supérieure reconnaitra un jour la légitimité de sa cause, il garde précieusement tous les documents prouvant qu’il est le propriétaire en règle de la maison.   Les voisins de Joseph appuient sa cause, mais au fil du temps, certains finissent par considérer le sonneur comme étant le propriétaire légitime de la maison. Dans le voisinage, on déplore le sort de Joseph: en effet, le sonneur ne lui laisse plus qu’une petite pièce. Avec le temps, le sonneur occupe même la petite pièce de Joseph, tout en lui laissant l’usage d’un coin. Le sonneur trouve son geste magnanime : « Personne au monde n’accepterait qu’un étranger ne vive chez lui », maugrée-t-il. Le sonneur parle ouvertement de l’impossible cohabitation avec « l’intrus », et de la nécessité de son éviction.

Ce qui arrive à Joseph, c’est ce qui est arrivé à la Palestine.[3] Si vous êtes dérangé par ce qui arrive à Joseph, et si vous trouvez légitime la division de la maison, vous êtes face à un dilemme. Ou vous soutenez que la maison appartient à Joseph, ou vous soutenez la division de la maison, mais vous ne pouvez pas soutenir les deux.

Le test de la sonnerie pose la question suivante: peut-on justifier la division d’une maison appartenant à, dans ce cas-ci, Joseph?

Un partage plus équitable de la maison entre Joseph et le sonneur peut certes améliorer la situation de Joseph (et contrarier le sonneur), mais soutenir que les titres de propriété de Joseph ne comptent pas, c’est contraire au principe de réciprocité (« si c’est mauvais pour minou, réciproquement, c’est mauvais pour pitou »). En effet, si c’est inacceptable que votre maison soit divisée, pourquoi serait-ce acceptable que la maison de Joseph le soit?

Invoquer les horreurs vécues par le sonneur est fort bien, mais pourquoi faire porter la responsabilité de ces horreurs par un autre? Pourquoi Joseph doit-il payer pour les injustices commises par un autre? Pourquoi cette réalité kafkaïenne?[4]

La réalité de Joseph, c’est, en fait, celle des Palestiniens. Ou vous reconnaissez les titres de propriété des Palestiniens, ou vous ne les reconnaissez pas. Dans le second cas, vous soutenez la dépossession des Palestiniens. Si vous êtes accommodant à l’endroit des Palestiniens, vous soutenez une dépossession minimale; si vous êtes peu accommodant à leur endroit, vous soutenez une dépossession maximale. Mais que vous soyez un minimaliste ou un maximaliste, vous soutenez la dépossession des Palestiniens…

Le test de la sonnerie révèle que la légitimité internationale de la solution des deux États ne va pas de soi, que l’aura de compromis raisonnable est hautement problématique. Si vous êtes favorable au principe du « partage » de la Palestine, comment le justifier lorsqu’on sonnera chez vous?

***

Une grande injustice a été commise à l’endroit du peuple palestinien. Mais le principe de réalité est tenace: Israël est réel, et les citoyens privilégiés de l’État d’Israël[5] ne vont pas abolir leur État ou s’expatrier en masse. On peut rebobiner un fil, mais on ne peut pas rebobiner le fil de l’histoire.

Si, en principe, il faudrait retourner la maison au peuple palestinien, en pratique, il y a un État israélien et un peuple israélien… Comment, dès lors, retourner la maison aux Palestiniens? Il faut prendre acte du fait que les Israéliens voient Ieur État comme étant leur maison. En effet, après 75 ans, ils ne sont toujours pas les propriétaires en règle de la maison, mais ils font désormais partie de la maison.

Le jour viendra où les Palestiniens et les Israéliens arriveront à un stalemate, à un cul-de-sac politique, comme ce fut le cas en Afrique du Sud du temps de l’apartheid. La population noire avait en effet résolu à lutter collectivement contre la domination blanche et son régime d’apartheid, et lorsque le gouvernement sud-africain réalisa qu’il était dans une impasse politique, il entreprit alors des négociations secrètes avec Nelson Mandela, le leader historique de l’A.N.C. (African National Congress) pour sortir du bourbier. Lorsque le jour du stalemate viendra en Israël-Palestine, des négociations similaires débuteront…

Les négociateurs palestiniens pourront alors offrir formellement à leurs vis-à-vis israéliens une garantie formelle (pré-constitutionnelle) que la maison palestinienne logerait tous les Palestiniens, qu’un État démocratique palestinien, de la rivière à la mer, du Jourdain à la Méditerranée, serait l’État de tous. Dans cette maison, tant les Palestiniens ethniques (les indigènes musulmans et chrétiens) que les Palestiniens issus de la colonisation (les Israéliens juifs) seraient citoyens. De nombreux Israéliens préféreraient sans doute quitter le monde arabe que de s’y intégrer, mais ceux qui seraient prêts à défaire leurs valises et à devenir des Palestiniens arabophones[6] seraient citoyens à part entière de l’État palestinien.

Évidemment, une telle offre sera refusée! La crainte des Israéliens, c’est que le mur de fer[7] protecteur ne s’effondre, et que des hordes sauvages palestiniennes jettent les juifs à la mer.[8] Il faut reconnaître cette crainte, et y répondre par l’assurance que le problème des Palestiniens, ce n’est pas la présence des Juifs en Palestine, mais le mur de fer. En effet, si le nettoyage ethnique du peuple palestinien est inacceptable, réciproquement le nettoyage ethnique du peuple israélien est tout aussi inacceptable.

Pour qu’une telle offre palestinienne soit susceptible d’être tout simplement considérée, il faudra que l’assurance d’une transition paisible soit crédible. Comment, dès lors, rassurer les négociateurs israéliens que la transition sera certes cahoteuse, mais sans heurts?

Il y a, bien sûr, le précédent sud-africain. L’Afrique du Sud a pu transitionner de régime d’apartheid et d’exclusion à un régime démocratique et d’inclusion. Ce qui fut crucial pour la minorité blanche afrikaner, c’était le sentiment que le changement ne serait pas sanguinaire. Mais invoquer ce précédent ne suffira pas…

Ce qu’il faudrait, ici, c’est un programme palestinien aussi limpide que le programme anti-apartheid en Afrique du Sud: oui, il faut rejeter le colonialisme et le suprémacisme, mais pas les ceux qui en sont les bénéficiaires. Pour dire les choses clairement : la libération nationale palestinienne exclut le nettoyage ethnique et inclut l’égalité de tous les citoyens, sans distinction ethnique, religieuse ou autre.

Établir ce programme palestinien va requérir la réappropriation par le peuple palestinien de son système politique. En effet, la politique palestinienne est, par dessin, embourbée dans un soi-disant processus de paix.[9] Il faut que la communauté internationale permette au peuple palestinien de se réapproprier son système politique.[10]


*D’origine palestinienne, Denis Kosseim est un citoyen canadien né à Montréal, au Québec. Il est enseignant de philosophie au Cégep André-Laurendeau, à Montréal. Il est aussi au comité de direction de PAJU.


[1] L’auteur choisit de ne pas féminiser le texte afin de rendre la lecture plus fluide pour la lectrice ou le lecteur.

[2] En fait, le plan de partage de l’O.N.U. prévoyait deux États ainsi qu’un un corpus separatum, une entité internationale composée de Jérusalem et des environs. On songeait même à l’époque à installer le Siège de l’Onu dans ce corpus separatum

[3] Voir KHALIDI, Rashid, The Hundred Years’ War on Palestine: A History of Settler Colonial Conquest and Resistance, 1917-2017, Metropolitan Books, 2020.

[4] Le personnage principal du roman Le Procès, de Franz Kafka, s’appelle, précisément,Joseph(Joseph K.).

[5] Voir le rapport de B’Tselem, la principale organisation israélienne de défense des droits humains, intitulé : A regime of Jewish supremacy from the Jordan River to the Mediterranean Sea: This is apartheid

https://www.btselem.org/publications/fulltext/202101_this_is_apartheid

[6] L’hébreu aurait droit de cité dans un futur État palestinien, mais l’arabe serait la langue publique commune.

[7] Zeev Jabotinsky a écrit en 1923 un essai intitulé Le mur de fer. Jabotinsky fonda le mouvement révisionniste, une branche du sionisme selon laquelle seule une force militaire prépondérante (un mur de baïonnettes, de fer donc) permettra l’établissement et le maintien d’un État des Juifs en Palestine. Aujourd’hui, tant en étendu qu’en profondeur, le mouvement révisionniste domine la scène politique israélienne.

[8] https://www.haaretz.com/2012-07-06/tyarticle/whosthrowingwhointothesea/0000017fdb72-d856-a37ffff2fb4e0000

[9] Voir https://alshabaka.org/briefs/thirtyyearsontheruseofthemiddleeastpeaceprocess/

Pour la version française : https://www.chroniquepalestine.com/processusdepaixescroquerievieille-30-ans/

[10] Ibid.

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