Une société qui fait l’autruche ne peut pas aller bien loin et sera certainement incapable de faire face aux véritables défis auxquels elle sera confrontée
S’il y a une chose qui manque complètement au débat public en Israël, c’est une vision à long terme. Israël ne regarde pas vers l’avenir, pas même une demi-génération plus loin.
Les enfants occupent une grande place en Israël : le temps et l’énergie qui leur sont consacrés dépassent largement ce que l’on connaît généralement dans la plupart des autres sociétés. Et pourtant, personne ne parle de ce qui les attend, eux ou leurs propres futurs enfants.
Pas un seul Israélien ne sait où va son pays.
Adressez-vous à n’importe quel Israélien ordinaire ou à n’importe quel responsable politique, journaliste ou scientifique, du centre, de droite ou de gauche et demandez-lui où va son pays, à quoi son pays ressemblera dans vingt ans, ou cinquante. Ils ne sont même pas capables de décrire ce à quoi le pays pourrait ressembler dans dix ans. Peu d’Israéliens pourraient même dire quelle direction ils aimeraient voir leur pays prendre, au-delà de slogans creux prônant la paix, la sécurité et la prospérité.
Une question troublante
La seule question qui se pose au sujet du long terme est également très instructive : Israël existera-t-il encore dans vingt ou cinquante ans ? C’est la seule question que vous entendrez en Israël à propos de l’avenir. Et pendant ce temps, une autre question – « Y aura-t-il un jour la paix ? » –, pourtant omniprésente il y a une ou deux générations, n’est plus à l’ordre du jour et n’est presque jamais posée.
Il y a très peu d’endroits où les gens se demandent si leur pays existera encore ou non dans quelques décennies. On ne se pose pas cette question en Allemagne ou en Albanie, ni au Togo ou au Tchad. Cette question n’a peut-être même pas lieu d’être non plus pour Israël, puissance régionale puissamment armée et aux connexions impressionnantes, terre de prouesses technologiques et de prospérité, mais aussi chouchou de l’Occident.
Dites-vous pourtant que nombre d’Israéliens continuent de se poser cette question, encore plus souvent que jamais ces derniers temps. Notez les efforts incroyables déployés par les Israéliens pour obtenir un deuxième passeport – n’importe lequel ! – pour eux-mêmes et leurs enfants. Qu’il soit portugais ou lituanien, l’essentiel est d’avoir une alternative au passeport israélien, comme si celui-ci était une sorte de permis temporaire proche de sa date d’expiration, comme s’il n’était pas possible de le renouveler éternellement.
Tout cela laisse entendre que l’habitude qu’ont les Israéliens de faire l’autruche au sujet de l’avenir de leur pays cache une peur profondément ancrée, et peut-être très réaliste, de ce que l’avenir peut leur réserver. Les Israéliens ont peur de l’avenir de leur pays. Ils se vantent de la puissance et des capacités de leur pays, une nation juste, un peuple élu, une lumière pour les nations. Ils sont extrêmement fiers de leur armée, de leurs compétences, alors qu’en même temps, une peur traumatique les ronge de l’intérieur.
L’avenir de leur pays leur est caché, il est enveloppé d’une brume. Ils aiment employer des termes religieux pour parler d’éternité, d’une « Jérusalem unie pour l’éternité » et de la « promesse éternelle de Dieu à Israël », alors qu’au fond, ils n’ont aucune idée de ce qui arrivera à leur pays demain ou, au plus tard, après-demain.
Se bercer d’illusions n’apporte aucune réponse
Les mots d’ordre sont la répression, le déni, l’illusion, portés à un niveau inconnu dans toute autre société qui me vient à l’esprit. Tout comme la plupart des Israéliens estiment qu’il n’y a pas d’occupation, et certainement pas d’apartheid, malgré les montagnes de preuves qui ne cessent de s’élever, pour la plupart des Israéliens, demain n’a pas d’importance. Demain n’a pas d’importance en ce qui concerne l’environnement ou le changement climatique en Israël, ni en ce qui concerne les relations avec la nation voisine qui vit avec notre genou sur la gorge.
Essayez de demander à des Israéliens ce qu’il en sera un jour en cas de majorité palestinienne entre le Jourdain et la Méditerranée : dans le meilleur des cas, on ne vous adressera qu’un haussement d’épaules. Où tout cela va-t-il nous mener ? Vivrons-nous éternellement par l’épée ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Vous découvrirez – devinez quoi ? – que les Israéliens ne se sont jamais posé cette question auparavant et que personne ne la leur a jamais posée. L’expression de leur visage vous montrera qu’ils n’ont jamais entendu une question aussi étrange. Dans tous les cas, il n’y aura pas de réponse. Les Israéliens n’ont pas de réponse.
Cette situation est bien entendu très malsaine. Une société qui fait l’autruche ne peut pas aller bien loin et sera certainement incapable de faire face aux véritables défis auxquels elle sera confrontée. L’occupation, qui est plus que tout autre terme ce qui définit Israël aujourd’hui, présente plus qu’une poignée de défis qu’Israël se refuse à affronter. Que va-t-il se passer avec l’occupation ? Où va-t-elle mener les deux sociétés, les occupants et les occupés, les Israéliens et les Palestiniens ? L’occupation peut-elle durer éternellement ?
Jusqu’à récemment, j’étais convaincu que l’occupation ne pouvait pas durer éternellement. L’histoire nous a appris qu’un peuple qui se bat pour être libre l’emporte généralement et que les régimes pourris, comme l’occupation militaire du peuple palestinien par Israël, s’effondrent d’eux-mêmes, rongés de l’intérieur par la pourriture qui finit toujours par les envahir. Mais à mesure que l’occupation israélienne se prolonge et que sa fin recule continuellement, des doutes ébranlent ma conviction, autrefois solide, que quelque chose se produira sûrement bientôt pour faire tomber l’occupation, à la manière d’un arbre qui semble robuste de prime abord mais qui a pourri de l’intérieur.
Le cas le plus effrayant est celui de l’Amérique et des Amérindiens, l’histoire d’une conquête qui est devenue permanente, avec un peuple conquis parqué dans des réserves où leur indépendance et leur autodétermination ne sont que théoriques et où leurs droits nationaux sont ignorés.
Une occupation sans fin
En d’autres termes, il y a effectivement des occupations qui se poursuivent indéfiniment, défiant tous les pronostics, et persistent jusqu’à ce qu’un peuple conquis cesse d’être une nation et devienne une curiosité anthropologique vivant en cage dans une réserve. Cela se produit lorsque l’occupation est particulièrement puissante, que les conquis sont particulièrement faibles et que le monde se désintéresse de leur sort. Un tel avenir se dessine aujourd’hui pour les Palestiniens. Ils vivent leur période la plus périlleuse depuis la Nakba en 1948.
Divisés, isolés, privés d’un leadership fort, ils saignent au bord de la route et perdent lentement leur atout le plus précieux, à savoir la solidarité qu’ils ont éveillée à travers le monde, en particulier dans les pays du Sud.
Yasser Arafat était une icône mondiale ; il n’y avait aucun endroit sur terre où son nom n’était pas connu. Aujourd’hui, aucun dirigeant palestinien ne s’en approche. Pire encore, leur cause disparaît progressivement de l’ordre du jour mondial, qui s’intéresse à des questions urgentes telles que les mouvements migratoires, l’environnement et la guerre en Ukraine. Le monde en a assez des Palestiniens, le monde arabe s’en est lassé il y a longtemps et les Israéliens ne se sont jamais intéressés à eux. Cela pourrait encore changer, mais les tendances actuelles sont profondément décourageantes.
Une nouvelle Nakba calquée sur le modèle de 1948 ne semble pas être une option réaliste pour Israël à l’heure actuelle : la seconde Nakba est un phénomène continu qui se produit insidieusement et en permanence, mais sans fracas. Il y a certainement des gens en Israël qui caressent l’idée que, sous le couvert d’une guerre future, Israël puisse « finir le travail » qui n’a été que partiellement achevé en 1948. Des voix menaçantes employant cette tonalité se font davantage entendre depuis quelque temps, mais elles restent minoritaires dans le discours israélien.
Poursuivre la colonisation ? Pourquoi pas. La plupart des Israéliens s’en moquent. Ils ne sont jamais allés dans les colonies, ils ne s’y rendront jamais et se fichent éperdument qu’Evyatar soit évacuée ou non.
La lutte a glissé depuis longtemps vers le front international. Le changement crucial ne viendra que de là, comme cela s’est produit en Afrique du Sud. Néanmoins, une partie du monde s’est tout simplement désintéressée de la question, tandis que le reste s’accroche à la formule de la solution à deux États comme si elle était sanctifiée par un décret religieux. Pourtant, la plupart des décideurs savent déjà que la solution à deux États est morte depuis longtemps, si tant est qu’elle ait vécu un jour.
La voie de l’égalité
La seule façon de sortir de cette impasse déprimante est de créer un nouveau discours, fondé sur les droits et l’égalité. Il faut cesser de chanter les rengaines d’antan et adopter une nouvelle vision. Pour la communauté internationale, cela devrait être évident ; pour les Israéliens et, dans une moindre mesure, les Palestiniens, l’idée est révolutionnaire, menaçante et extrêmement douloureuse.
L’égalité. Des droits égaux de la rivière à la mer. Une personne, un vote. Une notion si élémentaire et pourtant si révolutionnaire. Cette voie exige une rupture avec le sionisme et le rejet de la suprématie juive, ainsi que l’abandon de tout ce par quoi les deux peuples se définissent – mais elle représente la seule lueur d’espoir.
En Israël, il y a quelques années encore, cette idée était considérée comme subversive, déloyale et illégitime. Elle est toujours considérée comme telle, mais avec un peu moins de force. Elle peut désormais être citée. Il reste maintenant aux sociétés civiles occidentales, puis aux responsables politiques, à adopter ce changement. La plupart savent déjà que c’est la seule solution qui reste, mais ont peur de l’admettre de peur de perdre la formule magique pour une occupation israélienne continue que constitue la solution à deux États, désormais morte.
Le présent est profondément décourageant, l’avenir ne l’est pas moins. Et pourtant, il est on ne peut plus important de persister à penser que l’on peut encore espérer quelque chose, que l’on peut encore agir. La pire chose qui puisse arriver dans cette partie du monde serait que tout le monde se désintéresse de ce qui s’y passe et se résigne à la réalité actuelle. Cela ne doit pas arriver.
– Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son dernier livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.