La première secousse a lieu en 2020, quand l’organisation de juristes israéliens Yesh Din emploie le terme « apartheid » pour qualifier un système autoproclamé démocratique qui, jusqu’à présent, passait entre les gouttes de l’analyse politique objective. La proximité rendant lucide, une autre ONG israélienne, B’Tselem, creuse le sillon en janvier 2021 en estimant qu’il est temps de dire « non à l’apartheid des rives du Jourdain à celle de Méditerranée ». Les deux ONG sont suivies dès avril 2021 par Human Right Watch (HRW). Cependant, l’organisation ne parlait d’apartheid que pour les territoires occupés et Gaza, distinguant les discriminations spécifiques des Palestiniens israéliens. Le rapport que publie Amnistie International ce mardi 1er février 2022 — et dont Orient XXI a eu la primeur — va beaucoup plus loin et emploie le terme d’apartheid pour tous les Palestiniens, quelque soient leur lieu de résidence et leur statut.
Pour la première fois, Amnistie International (AI), l’une des plus importantes organisations mondiales de défense des droits humains, l’une des plus précautionneuses aussi sur le choix de mots pour qualifier les situations, considère que « l’apartheid d’Israël contre la population palestinienne est un système cruel de domination et un crime contre l’humanité », dans un rapport publié ce mardi 1er février 2022 qui devrait faire du bruit. Le texte fera en outre date, car il traite sans distinction de la situation des Palestiniennes et des Palestiniens « qui vivent en Israël et dans les territoires palestiniens occupés (TPO), ainsi que des réfugié·e·s déplacé·e·s dans d’autres pays ».
Ce refus de segmenter les Palestiniens par tranches, de considérer que leurs intérêts auraient fini par diverger selon leur lieu de résidence est une révolution considérable dans le langage de la communauté humanitaro-diplomatique internationale. Il s’inspire des arguments de longue date de nombreux Palestiniens (et bien d’autres) sur l’unité d’un peuple fracturé par la création de l’État d’Israël en 1948.
Remettre les compteurs à zéro
Ce document dense décrit l’oppression israélienne et les mécaniques de domination des Palestiniens. Des dizaines d’entretiens, des centaines de documents analysés pour l’essentiel sur la période de 2017 à 2021, des mois d’élaboration dans le plus grand secret : le rapport d’Amnistie porte un changement politique d’importance. Il offre aussi une somme considérable d’informations sur les réalités que vivent les Palestinien·ne·s, qu’ils et elles soient à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem, à Haïfa… Et remonte le plus souvent aux origines de l’État d’Israël pour mieux comprendre les racines d’une politique dont le continuum avait déjà été mis en lumière par plusieurs historiens de toutes origines ces dernières années. Là encore, Amnistie Internationale remet les compteurs à zéro.
« Il est en train de se passer exactement le contraire de ce qu’ils imaginaient », me disait de façon prémonitoire au printemps 2016 Yuli Novak, directrice générale de Breaking The Silence, une organisation de vétérans de l’armée israélienne qui collecte des témoignages sur les exactions commises par des militaires dans les territoires occupés. Les rapports de Breaking The Silence, ainsi que ceux d’autres ONGs israéliennes et palestiniennes, ont d’ailleurs nourri le travail des chercheurs d’Amnistie Internationale rencontrant enfin l’écho qu’ils méritaient.
Ce qu’il se passe, c’est tout simplement que le soft power israélien (et ses nombreux alliés de tous bords et tous continents, de Los Angeles à Dubaï) a échoué à étouffer les voix dissidentes en Palestine d’abord, mais aussi en Israël, chez les juifs comme chez les Arabes. Au contraire, la parole est recouvrée. Avec ce nouvel engagement très ferme d’AI, l’usage du mot apartheid à propos d’Israël cessera d’être soumis à un intense pilonnage, même s’il ne faut peut-être pas rêver, notamment en France. Néanmoins, c’est un sacré bond en avant que propose Amnistie sur la scène mondiale.
Un crime contre l’humanité
Son rapport de 211 pages serrées analyse détentions administratives, saisies de biens fonciers et immobiliers, homicides illégaux, transferts forcés, restrictions des déplacements, entraves à l’éducation. Il s’appuie sur de nombreux exemples documentés, dans plusieurs endroits du pays, dans la vallée du Jourdain, à Gaza. Il rassemble beaucoup d’informations, ce qui a permis à l’organisation de se livrer à un minutieux inventaire du système mis en place par Israël. Il s’agit d’identifier autant de « facteurs constitutifs » d’un système d’apartheid au regard du droit international. Pour Amnistie, « ce système est perpétué par des violations qui constituent le crime contre l’humanité d’apartheid tel qu’il est défini dans le Statut de Rome et la Convention sur l’apartheid ». Agnès Callamard, nouvelle secrétaire générale de l’organisation de défense des droits humains depuis 2021, enfonce le clou :
« Notre rapport révèle la véritable ampleur du régime d’apartheid d’Israël. Que ce soit dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est, à Hébron ou en Israël, la population palestinienne est traitée comme un groupe racial inférieur et elle est systématiquement privée de ses droits. »
Amnistie International « appelle la Cour pénale internationale (CPI) à considérer la qualification de crime d’apartheid dans le cadre de son enquête actuelle dans les TPO et appelle tous les États à exercer leur compétence universelle afin de traduire en justice les personnes responsables de crimes d’apartheid »
Un système en place depuis 1948
Le rapport détaille ce qu’Amnistie entend par « système d’apartheid », et sur ce point précis mérite d’être cité en longueur :
« Le système d’apartheid a vu le jour avec la création d’Israël en mai 1948 et a été construit et maintenu au fil des décennies par les gouvernements israéliens successifs sur tous les territoires qu’ils ont contrôlés, quel que soit le parti politique au pouvoir à l’époque. Israël a soumis différents groupes de Palestiniens à différents ensembles de lois, de politiques et de pratiques discriminatoires et d’exclusion à différents moments, en réponse aux gains territoriaux qu’il a réalisés d’abord en 1948, puis en 1967, lorsqu’il a annexé Jérusalem-Est et occupé le reste de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Au fil des décennies, les considérations démographiques et géopolitiques israéliennes ont façonné les politiques à l’égard des Palestiniens dans chacun de ces domaines territoriaux.
Bien que le système d’apartheid d’Israël se manifeste de différentes manières dans les diverses zones sous son contrôle effectif, il a toujours le même objectif d’opprimer et de dominer les Palestiniens au profit des Israéliens juifs, qui sont privilégiés par le droit civil israélien quel que soit leur lieu de résidence. Il est conçu pour maintenir une majorité juive écrasante ayant accès et bénéficiant du maximum de territoires et de terres acquis ou contrôlés, tout en limitant le droit des Palestiniens à contester la dépossession de leurs terres et de leurs biens. Ce système a été appliqué partout où Israël a exercé un contrôle effectif sur des territoires et des terres ou sur l’exercice des droits des Palestiniens. Il se concrétise en droit, en politique et en pratique, et se reflète dans le discours de l’État depuis sa création et jusqu’à ce jour. »
Discrimination raciale et citoyenneté de seconde zone
Le rapport revient évidemment sur les discriminations globales d’un système dont la géométrie variable n’est finalement qu’un facteur d’ajustement.
Un seul et même système, fondé pour AI sur la discrimination raciale et des statuts de citoyens de seconde zone. Ce déclassement s’accompagne évidemment de dépossessions, et le rapport revient sur « la mise en œuvre à grande échelle de saisies foncières cruelles contre la population palestinienne », et la démolition « depuis 1948 » de centaines de maisons et bâtiments palestiniens. Il évoque également ces familles des quartiers palestiniens de Jérusalem-Est harcelés par des colons qui s’emparent de leurs logements « avec le soutien total du gouvernement israélien ».
Amnistie demande à tous les pays qui entretiennent de bonnes relations avec Israël « dont certains États arabes et africains » de ne plus soutenir ce système d’apartheid. Pour sortir de ce « système », désormais documenté par Amnistie, « la réaction internationale face à l’apartheid ne doit plus se cantonner à des condamnations génériques et à des faux-fuyants. Il faut nous en prendre aux racines du système, sans quoi les populations palestiniennes et israéliennes resteront piégées dans le cycle sans fin de violences qui a anéanti tant de vies », conclut Agnès Callamard.
Adapté de : https://orientxxi.info/magazine/amnesty-international-disseque-l-apartheid-d-israel,5346
Voir : https://amnistie.ca/lapartheid-israelien-envers-le-peuple-palestinien